(OPINION) Écoutons les spécialistes de l’éducation… pas seulement les spécialistes de la santé

La situation extraordinaire que nous vivons actuellement met en lumière la détérioration des conditions de travail des enseignants, un phénomène pourtant présent depuis plusieurs années. Cette situation se traduit par une pénurie de personnel qualifié dans plusieurs régions, un décrochage professionnel de 25% et une hausse de la détresse psychologique chez certains d’entre eux.

La pandémie forçant la fermeture des écoles et la réorganisation à pied levé de l’institution scolaire a ajouté un lot de complexité à une profession déjà assez malmenée. On a aussi vu apparaitre des inégalités quant aux ressources technologiques, pédagogiques et psychologiques dont ils disposent, selon les milieux où ils exercent leur profession. À cela s’ajoute la pression sociale où ils doivent continuer à enseigner, dans des conditions parfois difficiles liées au télétravail et à l’appropriation de compétences numériques pour lesquelles plusieurs se sentent démunis et incompétents.

Devant ce théâtre chaotique où l’on assiste à une grande improvisation d’interventions pédagogiques sans lignes directrices communes dans les milieux, on peut se demander en quoi il est primordial d’effectuer un retour progressif des élèves du primaire en classe à la mi-mai, au détriment du bien-être des enseignants. Sont-ils réellement prêts à affronter ce défi ?

Plusieurs spécialistes de la santé affirment à l’unisson qu’un retour progressif des enfants à l’école est essentiel pour protéger les plus vulnérables, assurer certains services et permettre une socialisation nécessaire à leur santé mentale. Bien que je ne remettre pas en question ces arguments, la décision gouvernementale semble être appuyée en majeure partie sur l’avis de spécialistes de la santé, malgré leur manque d’expertise en éducation. Il me semble pourtant que l’expertise en éducation est nécessaire à la réflexion.

Le bien-être des enfants est au centre des préoccupations. Or, on évacue dans le discours une dimension cruciale : le travail des enseignants, qui constitue la pierre angulaire dans accomplissement la mission de l’école, c’est-à-dire d’instruire, de socialiser et de qualifier. A-t-on réellement réfléchi aux impacts de cette décision sur l’organisation du travail des enseignants au quotidien ? Bien que l’on veuille socialiser les élèves, qu’en est-il de la mission d’instruire et de qualifier ? Faut-il rappeler que les enseignants sont des spécialistes de l’enseignement et de l’apprentissage à prime abord?

Plusieurs enseignants doivent se débrouiller dans un dédale de consignes gouvernementales peu limpides quant au suivi pédagogique des élèves. Plusieurs questions sans réponse nourrissent leur incertitude quant aux contenus à enseigner, au soutien pédagogique à offrir aux élèves en difficulté, aux stratégies pour alimenter la motivation à l’apprentissage des élèves en contexte de formation à distance.

Honnêtement, je me demande quel est l’objectif réel de cette entreprise, puisque l’on constate que l’école n’est pas prête à assurer sa mission éducative intégralement. Il est un peu illusoire de croire qu’une rentrée scolaire en contexte pandémique peut se préparer en deux ou trois semaines. Ne serait-il pas plus sage d’établir un plan d’action national et concerté entre les divers intervenants scolaires et les chercheurs en sciences de l’éducation sur un retour progressif à l’école en septembre ? Les deux prochains mois pouvant permettre la mise en place de ressources nécessaires pour aider les acteurs du système à envisager les défis à relever pour permettre une réelle réussite éducative des élèves?

Présentement, plusieurs enseignants font preuve d’une créativité et d’une adaptation hors du commun pour assumer leur rôle. L’adaptation à cette situation anxiogène a ses limites : il faut prendre soin de leur santé psychologique. On ne peut pas se payer le luxe qu’ils tombent au combat. Les enseignants sont trop importants pour notre société.

 

Nancy Goyette

Professeure au Département des sciences de l’éducation

Université du Québec à Trois-Rivières