Les hebdos et les médias locaux s’interrogent sur leur association avec Postes Canada
MONTRÉAL — La grève à Postes Canada pourrait se traduire à long terme par une perte de plusieurs millions de dollars de revenus pour la société d’État si les hebdomadaires et médias communautaires sont privés de ce véhicule de distribution trop longtemps.
Déjà affaiblis après avoir vu leurs revenus publicitaires migrer massivement vers les plateformes numériques des géants du web, les hebdomadaires et médias écrits communautaires avaient dû mettre un genou à terre avec la fin du Publisac de Transcontinental (TC) en février 2024.
Leurs éditions papier, qui étaient jusque-là livrées dans le Publisac, avaient dû se trouver un nouveau véhicule de distribution, mais il n’y en a qu’un seul, Postes Canada, qui leur coûte trois fois plus cher. «Déjà ça, ç’a été très dur pour l’industrie parce qu’on est passé à un coût de distribution d’environ 50 $ à 60 $ par 1000 copies, à 150 $ par 1000 copies. L’industrie avait déjà eu un très dur coup au niveau de ses coûts de distribution», explique Benoit Chartier, président du conseil d’administration d’Hebdos Québec, en entrevue avec La Presse Canadienne.
Un autre coup dur
«Et là, la grève de Postes Canada est un autre dur coup parce que ça force les éditeurs à trouver des solutions de rechange pour que les gens reçoivent leur journal, mais il n’y a personne d’autre que Postes Canada qui fait du porte-à-porte», poursuit-il.
Les 40 membres d’Hebdos Québec publient en tout 120 journaux et emploient 275 journalistes. Une partie de ses membres n’avaient pu poursuivre la distribution porte-à-porte en raison des tarifs élevés de Postes Canada et s’étaient tournés vers des points de dépôt. Mais la grande majorité avaient avalé l’amère pilule de la société d’État, qui vient de les laisser tomber. «Pour l’instant, les gens partent des réseaux de distribution en dépôt temporairement. D’autres réussissent à faire du porte-à-porte avec un système de camelots, mais qui est seulement urbain, qui ne va pas en campagne. C’est un peu catastrophique et on a hâte que le conflit se règle», décrit Benoit Chartier.
«C’est chien pas mal»
Son collègue Yvan Noé Girouard, directeur général de l’Association des médias écrits communautaires du Québec (AMECQ), ne mâche pas ses mots à l’endroit des instances syndicales dans ce conflit. «S’il n’y a pas de distribution, il va arriver quoi? J’espère que ça va se terminer bientôt parce que ce n’est pas seulement pour les médias écrits, c’est pour tous les commerçants qui font des livraisons de colis. À l’approche de Noël, c’est chien pas mal de la part des syndicats de faire ça, de brimer la population. La conscience sociale des syndicats, là-dedans je me pose des questions», laisse-t-il tomber avec amertume au bout du fil.
Le cas des 69 membres de l’AMECQ est un peu différent, puisqu’il s’agit pour la plupart de publications mensuelles ou même aux deux mois dans certains cas. «Pour les éditions de décembre, les dates de tombée sont passées et tout est « booké ». Là, je ne sais pas ce qui va arriver, on attend pour voir, mais ça va être difficile. Il y en a un qui m’a dit que l’imprimeur va garder les copies dans l’entrepôt en attendant. D’autres vont aller dans des points de chute seulement. Il reste qu’ils vont être pognés avec les éditions si ça se prolonge», soupire M. Girouard.
Il s’inquiète, par ailleurs, pour les revenus publicitaires de ses membres. «Qu’est-ce que les commerçants vont dire? Ils vont dire: « écoute, ton journal il n’est pas distribué. Pourquoi je prendrais de la publicité? »»
Des fermetures
«J’ai trois journaux qui ont suspendu leur publication présentement, qui sont en période de réflexion pour quelques mois. Est-ce qu’ils vont reprendre papier ou ils vont s’en aller sur le web ou ils vont fermer complètement? Il n’y a rien d’évident. On en a perdu quatre cette année, des journaux qui ont fermé», déplore-t-il.
Il rappelle que les journaux communautaires sont des organismes à but non lucratif, la plupart tenus à bout de bras par des bénévoles qui, malgré toute la bonne volonté du monde, ne peuvent distribuer le fruit de leur labeur eux-mêmes. «La solution, c’est d’aller dans les points de chute, mais ils vont être obligés de le faire eux-mêmes. Dans les petites municipalités, c’est peut-être un peu plus facile parce que tout le monde se connaît, mais faudra voir…», dit-il sans terminer sa phrase.
Appel à Ottawa
Tant pour lui que pour Benoit Chartier, le ministre fédéral du Travail, Steven MacKinnon, doit intervenir, et ce, plus tôt que tard. «Il faut que le ministre du Travail sorte la carte qu’il a dans sa manche, le joker, avec l’arbitrage exécutoire qu’il a appliqué autant au CN et au CP, qu’aux ports de Montréal et de Vancouver. Je pense qu’il devrait l’appliquer assez rapidement pour Postes Canada», juge le président d’Hebdos Québec.
Mais Benoît Chartier, lui-même éditeur d’une demi-douzaine d’hebdomadaires, dont le Courrier de Saint-Hyacinthe, le plus vieux média écrit francophone d’Amérique du Nord, n’est pas du genre à se laisser abattre. Il note que TC a relancé partiellement son ancien réseau de distribution du mal-aimé Publisac afin de continuer à en livrer la nouvelle mouture, Radar, qui a aussi perdu le service de Postes Canada.
Se sevrer de Postes Canada
«Quelques clients, quelques éditeurs embarquent dans ce réseau-là pour réussir à aller rejoindre la porte du lecteur, dit-il. Les éditeurs trouvent des solutions quand même assez miraculeuses, mais on ne pourra pas durer comme ça durant six mois. L’industrie peut peut-être faire deux, trois, quatre semaines comme ça.»
Et c’est là qu’il brandit une menace qui a de quoi faire réfléchir autant Postes Canada que son syndicat dans un contexte où la société d’État accumule les pertes dans un marché où ses concurrents la déclassent complètement. «Ça se pourrait aussi qu’à un moment donné, il y aura peut-être des éditeurs qui vont partir ou repartir des réseaux de distribution. TC pourrait peut-être repartir son réseau, le rendre plus solide pour se sevrer de Postes Canada si ça risque de durer longtemps. On est devenus des très très très bons clients à Postes Canada depuis 10 mois, on paye plusieurs millions de dollars et là je ne vous parle que du Québec, mais ça s’applique d’un bout à l’autre du pays.»